Etat de la question
DefiChine se situe à l’intersection de différentes
problématiques de recherche au carrefour de la démographie, de la
sociologie et de l’économie : conséquences d’un déséquilibre
numérique entre les sexes sur le marché matrimonial ; évolution des
relations de genre et des comportements sexuels dans des contextes
spécifiques ; transformations des pratiques et des normes en
matière de relations de genre et de sexualité ; célibat et
pauvreté.
Si l’état de la question dans chacun de ces champs est relativement
bien documenté, en revanche, aucun pont n’a encore été dressé entre
eux.
DéfiChine, qui présente donc la spécificité de se positionner au
croisement des différents champs énumérés ci-dessus, s’inscrit dans
une thématique originale qui n’a à ce jour fait l’objet d’aucun
travail d’enquête et de recherche approfondi.
D’autres exemples dans le monde
Plusieurs pays ont, à un moment donné, connu un déséquilibre des sexes sur le marché matrimonial. Henry (1966) a par exemple examiné dans quelle mesure les pertes humaines principalement masculines dues à la première guerre mondiale en France avaient modifié les comportements matrimoniaux. Il avait ainsi noté qu’en dépit d’un important déficit d’hommes, la plupart des femmes étaient finalement parvenues à se marier, du fait notamment d’une réduction des écarts d’âge entre époux et d’une hausse des mariages de femmes avec des hommes immigrés.
Le Vietnam a également connu un tel déséquilibre dans les années 1970-1980, les femmes ayant alors fait face à une pénurie de conjoints potentiels dû à la croissance démographique, à la guerre civile et à une émigration masculine (Goodkind 1997). Actuellement, ce phénomène s’observe aux États-Unis dans la communauté afro-américaine du fait d’une hausse marquée des mariages mixtes entre hommes noirs et femmes non noires (Crowder, Tolnay 2000).
D’autres pays ont vu leur marché matrimonial momentanément affecté par un déficit de femmes. Au Portugal à la fin du Moyen Âge, par exemple, une surmasculinité aux âges adultes a été attribuée à la préférence pour les fils liée au système de primogéniture. Conjugué à une hypergamie des femmes, cela aurait conduit au développement du célibat masculin, notamment dans les classes sociales les moins favorisées (Hudson, den Boer, 2004).
Un déficit féminin dû à une migration différentielle avec d’importantes conséquences sur la nuptialité masculine a été relevé dans la communauté blanche d’Australie au 19e siècle (Akers 1967). En Europe, l’exode rural, touchant plus massivement les femmes, a entraîné une hausse du célibat masculin dans certaines régions rurales (Bourdieu 1989). Dans les cas évoqués ici, toutefois, le déséquilibre numérique entre les sexes sur le marché matrimonial n’a concerné qu’une population restreinte. Il n’a par ailleurs été que ponctuel, et son impact sur les comportements matrimoniaux et la société a été limité par divers mécanismes de compensation.
La situation sera différente en Chine où le surplus d’hommes sur le marché matrimonial atteindra 10 à 15% des cohortes masculines correspondantes pendant plusieurs décennies (Li et al. 2006). Cette évolution constitue un cas d’école, tant par son échelle que par son impact significatif et durable sur la société et les individus, femmes et hommes.
L’étude des relations de genre dans la société chinoise
La situation des femmes en Chine est singulière à plus d’un
titre. Leur égalité avec les hommes, constamment affirmée par le
régime politique depuis 1949, est paradoxalement à la fois visible
et battue en brèche par les transformations économiques à l’œuvre
depuis trente ans.
En particulier, elle est remise en question par des traditions
discriminatoires en reviviscence, qui sont causes ou symptômes d’un
statut dévalorisé des femmes, et donc du déficit féminin (Angeloff
et al. 2010 ; Attané 2010). En parallèle, toutefois, des progrès
sont observés, notamment en matière d’instruction et, ce faisant,
dans le pouvoir de négociation des femmes au sein du ménage (Wu
2010).
Ainsi, le cas chinois, avec les bouleversements sociaux de son
histoire récente, pose certains défis à la sociologie du genre
puisqu’il remet en question la relation positive traditionnellement
observée entre modernisation socioéconomique et amélioration du
statut des femmes.
Le genre permet de comprendre l’ensemble des rapports sociaux,
parce qu’il traverse tous ces rapports, autant qu’il est construit
et traversé par des rapports de classe, d’âge, etc. (Angeloff et
al. 2010).
DefiChine adopte donc une perspective de genre pour comprendre, à
travers les problématiques retenues, les transformations des
pratiques individuelles et sociales dans le contexte de
modernisation impulsé par le passage à une économie de
marché.
Les comportements sexuels dans des contextes spécifiques
La sexualité, domaine parmi les plus intimes de l’expérience
individuelle, est aussi une dimension spécifique des relations
entre les individus et donc un objet de recherche légitime des
sciences sociales.
Or, contrairement à ce que l’on pourrait penser, les comportements
sexuels ne sont pas universels et nombreuses sont les différences
entre sociétés sur ce point (Bozon 2002).
L’organisation des comportements intimes est un révélateur original
de la manière dont, au sein d’une société, s’articulent les
rapports de genre, de classe et le système social des âges.
Depuis les années 1970, et plus encore à partir des années 1990,
des enquêtes sociodémographiques, qui permettent d’analyser les
phénomènes sexuels à partir d’indicateurs contrôlés, se sont
multipliées : elles restent toutefois moins nombreuses dans le
monde arabe et en Asie - notamment en Chine - que dans d’autres
parties du monde, comme l’Europe, l’Afrique ou l’Amérique latine
(Bozon 2003).
Alors que dans les années 1990, les enquêtes envisageaient les
pratiques sexuelles sous l’angle du risque et de la santé, les
enquêtes des années 2000 prennent pour objet les biographies
sexuelles qu’elles inscrivent dans le cadre des inégalités de genre
(Heilborn et al. 2006 ; Bajos, Bozon 2008).
L’enquête DefiChine prend pour objet principal les processus
biographiques et sociaux qui conduisent certains hommes au célibat
et les conséquences que celui-ci entraîne en matière de vie
sexuelle, de bien-être et de relations sociales, notamment entre
les sexes.
Les enquêtes sur la sexualité en Chine
En Chine contemporaine, la question de la sexualité s’inscrit dans un contexte social et culturel forgé par les traditions taoïstes et confucianistes, mais toujours empreint de l’austérité et du contrôle social imposés par l’idéologie communiste. La Révolution culturelle, en particulier, s’est accompagnée d’un renforcement des contrôles, et les diverses dimensions de la vie privée, incluant la sexualité, étaient strictement contrôlées (Honig 2003).
Il a donc fallu attendre la libéralisation sociale des années 1990 pour que les comportements sexuels commencent à être étudiés. Depuis lors, les recherches abondent. Nous citerons les travaux de Liu Dalin (1992 ; 2005), Pan Suiming (1993 ; 1997 ; Huang, Pan 2007), Li Yinhe (1991 ; 1992 ; 2004 ; 2008), Das et al. (2007), Huang Yingying (2011), ou les enquêtes Chinese Health and Family Life Survey (1999-2000) (Parish et al. 2007) et Shanghai Sexual Network Survey (2007-2008) menée par Merli (également partenaire de ce projet) et al. (Tian et al. 2010 ; Merli, Morgan 2011).
Si Pan (2005), notamment, s’est intéressé aux comportements sexuels associés à la prostitution, la plupart des autres enquêtes disponibles sont consacrées à la sexualité dans le contexte de libéralisation sociale mais sans lien avec la question du célibat ni avec celle du déséquilibre hommes/femmes sur le marché de la sexualité). En outre, elles portent plus fréquemment sur les populations urbaines.
DéfiChine s’intéresse, entre autres problématiques, aux comportements sexuels des hommes ruraux ou d’origine rurale dans un contexte de disponibilité réduite en partenaires féminines.