Objectifs et questions de recherche
Le déséquilibre numérique entre les sexes n’est pas un phénomène entièrement nouveau en Chine. Les travaux de Ho (1959) et de Lee et Wang (1999), en particulier, témoignent de la présence historique d’un tel déséquilibre dans certaines régions. Lee et Wang (1999) attribuent en outre certaines pratiques matrimoniales (notamment celle du « tong yang xi » qui consiste à adopter une fillette qui, quelques années plus tard, épousera le fils de la famille) à un déficit de femmes dans la population en âge de se marier. Pour autant, aucune étude empirique des conséquences d’un tel déséquilibre sur les situations individuelles, les opinions et les pratiques n’a encore été menée. Pourtant, cette situation démographique inédite et l’impact qu’elle a (et qu’elle aura à plus grande échelle encore dans les prochaines décennies) sur la société chinoise et ses différents acteurs interrogent les sciences sociales à plus d’un titre.
Nuptialité, mise en union et choix du conjoint
La disponibilité en conjoints de chaque sexe peut affecter les
modalités de mise en union (Goldman, Pebley 1989), comme cela a par
exemple été le cas déjà en Chine à l’époque impériale (Lee, Wang
1999) et, plus récemment, au Pakistan dans la deuxième moitié du
20e siècle (Sathar, Kiani 1998).
En Chine, le mariage reste une pratique extrêmement répandue, qui
sera cependant affectée par une disponibilité réduite en
partenaires de sexe féminin et nécessitera des mécanismes
d’ajustement.
En ce qui concerne la nuptialité, une première hypothèse est que
s’opèreront un rajeunissement du mariage des femmes et/ou un retard
du mariage des hommes, donc un accroissement des écarts d’âge entre
conjoints, de même qu’une augmentation du célibat non choisi, avec
des implications inévitables pour les individus des deux
sexes.
Une autre hypothèse est qu’une disponibilité réduite en partenaires
féminines, en induisant une sollicitation accrue des femmes par les
hommes, est susceptible d’affecter les modalités de choix du
conjoint.
Comme l’expliquent Fan et Li (2002) pour la Chine, ce choix
implique une évaluation pragmatique du partenaire, notamment de
caractéristiques telles que son âge, son niveau d’éducation, sa
profession, ses revenus, ses caractéristiques physiques, son état
de santé, son contexte familial, etc., les hommes se devant, selon
ce principe hypergamique, d’être en meilleure situation que les
femmes en ce qui concerne ces différentes caractéristiques.
Un postulat est donc que les hommes des régions rurales et les
migrants d’origine rurale dans les villes, qui ne sont guère
attractifs du point de vue de ces différents critères (Das Gupta et
al. 2010 ; Li et al 2010), devront échapper au système actuel de
stratification sexuelle pour accéder à une partenaire et donc que,
à moyen terme, les pratiques et les normes sociales régissant les
modalités de choix du conjoint et de mise en union se
transformeront.
Une disponibilité réduite en partenaires féminines risque enfin
d’accroître les inégalités entre groupes sociaux masculins, l’accès
aux femmes pouvant se transformer en un indicateur du statut
économique des hommes, dans la continuité de ce qui a été mis en
évidence par Osburg (2008) pour les élites masculines en Chine
urbaine dans la période des réformes économiques.
Les rôles sexués
Dans cette perspective, une autre question concerne l’impact d’une disponibilité réduite en partenaires potentielles sur le statut des femmes et les rôles sexués tels qu’ils sont perçus par les hommes. Certains auteurs défendent l’idée selon laquelle lorsque les femmes sont significativement moins nombreuses que les hommes au sein d’une société donnée, cela augmente leur valeur, donc leur pouvoir, et peut favoriser leur émancipation (Collins 1974 ; Guttentag, Secord 1983), notamment par l’hypergamie.
D’autres considèrent au contraire que, lorsque les femmes deviennent plus rares, les hommes peuvent exercer sur elles un contrôle plus étroit (South, Trent 1988). Pour Osburg (2008), si les femmes qui pratiquent l’hypergamie en attendent une mobilité sociale ascendante, les hommes cherchent en retour une partenaire physiquement attrayante, dont la valeur en tant qu’objet sexuel serait donc accrue.
Alors que le déséquilibre numérique entre les sexes est la conséquence directe du faible statut des femmes dans la société chinoise (Attané 2013), un postulat est que la perception que les hommes ont des rôles sexués peut être affectée par la disponibilité réduite en partenaires féminines, et qu’il pourrait y avoir une polarisation des rôles des hommes et des femmes dans la famille et la société.
Cette tendance pourrait en outre être accentuée par l’accroissement de l’écart d’âge entre les époux, qui est « couramment cité comme un élément du statut de la femme, indicateur d’inégalités au sein du couple mais aussi du rôle et de la position des femmes dans la société » (Barbieri, Hertrich 2005).
Comportements sexuels des hommes
En Chine, le mariage reste très valorisé. Les normes sociales influencent toujours les comportements, et la plupart des jeunes gens continuent de penser qu’une fois adulte, chacun doit se marier et qu’il n’y a pas d’alternative (Evans 1997).
Le mariage hétérosexuel reste par ailleurs le préalable d’une cohabitation de type marital et a fortiori, de la formation d’une famille. Il reste aussi bien souvent le cadre légitime de la sexualité (McMillan 2006).
Il existe ainsi, dans la société actuelle, une dichotomie de fait entre les personnes mariées et celles qui ne le sont pas (Zhang, Zhong 2005).
La vie personnelle et familiale des hommes célibataires est donc affectée par le célibat au sens où elle diffère de celle des hommes mariés (Li et al. 2010). Or, un célibat prolongé voire définitif s’impose à un nombre croissant d’hommes.
Si l’impact du déficit de femmes sur la fréquence du célibat masculin a fait l’objet de tentatives de mesure (Li et al. 2006 ; Tuljapurkar et al. 1995), les conséquences que ce célibat aura sur la situation personnelle des hommes restent mal connues. Cette situation pourrait pourtant affecter significativement leurs projets de vie et leur activité sexuelle.
Outre la notion de marché matrimonial utilisée en démographie, existe aussi celle de « marché de la sexualité » (Collins 1974).
Une hypothèse est que, à l’instar du marché matrimonial, le marché de la sexualité sera affecté par la disponibilité réduite en partenaires potentielles, ce qui est à même d’entraîner une transformation des comportements sexuels.
Compte tenu des normes sociales déjà évoquées, nous faisons le postulat qu’une disponibilité réduite en partenaires féminines influence l’activité sexuelle des hommes en la restreignant et/ou en la diversifiant, en entrainant notamment une augmentation de la fréquence de la masturbation et des rapports sexuels impliquant des partenaires occasionnel-le-s.
Cela pourrait également se traduire par une augmentation de la fréquence des rapports sexuels monétarisés, des relations sexuelles avec d’autres hommes, par un plus grand nombre de relations sexuelles avant le mariage et, à terme, un assouplissement des normes qui régissent les comportements sexuels.
Conditions de vie et des relations sociales des hommes
La pauvreté s’avère être un double facteur d’exclusion pour les hommes en Chine rurale. Tout d’abord, comme cela est observé dans d’autres sociétés, elle exclut du mariage les groupes les plus pauvres de la population masculine (Bourdieu, 1989).
Même si ce phénomène n’est pas nouveau en Chine, les réformes économiques, le déficit de femmes sur le marché matrimonial et le coût croissant du mariage pour les hommes ont rendu le problème plus aigu.
La pauvreté s’avère en outre être un facteur d’exclusion de l’activité sexuelle, les hommes célibataires ayant accès à une sexualité active étant socialement et économiquement plus favorisés que les autres (Li et al. 2010).
Par conséquent, une hypothèse est que la pauvreté, combinée à un célibat non choisi et à une activité sexuelle impliquant une partenaire rare, voire inexistante, agit comme un triple facteur d’exclusion et que, étant donnée la stigmatisation dont souffrent encore les célibataires en Chine (Ebenstein, Jennings 2009), elle constitue un obstacle à l’acquisition d’une reconnaissance sociale et au développement des réseaux sociaux traditionnellement associés au mariage et la vie de famille.